L’art est un champ. Si on veut comparer l’art à un domaine qui nous est davantage familier, on pourrait dire que l’art est un champ. Voici un article sous forme de métaphore filée, une comparaison ludique et un exercice d’écriture, inspiré notamment du sociologue Pierre Bourdieu.
Un mot, des sens
Je comparerais volontiers l’art à un champ. Mais quel champ? Le champ magnétique ou le champ de bataille, le champ libre ou la clé des champs? Ce mot est utilisé dans de nombreux domaines et y prend dans chacun un sens spécifique. Espace ouvert, à l’origine concret, sa signification peut prendre un sens plus abstrait. Et notamment dans les sciences humaines, même si je pense que le mot est passé dans le langage courant.
Pierre Bourdieu (1930-2002), sociologue qui a particulièrement marqué tant le contenu que la méthode sociologique en France, a décrit la réalité comme une imbrication de champs. Comme les poupées russes qui s’emboîtent les unes dans les autres, tout étant elles-mêmes, les champs s’imbriquent et forment un grand tout, la vie sociale.
Si la réalité sociale peut être très compliquée à observer et à appréhender pour un sociologue, la sectoriser, la prendre par le petit bout de la lorgnette est plus simple. D’où la théorie des champs: le champ du travail, de l’économie, de la politique, du genre, de la famille, que sais-je?, qui vont d’ailleurs déterminer des spécialités dans la sociologie. Et il y a donc un champ de l’art, que Bourdieu a d’ailleurs étudié (je mettrai les références en bas de l’article).
Bourdieu est issu d’une famille de paysans béarnais, d’où peut-être l’utilisation de ce mot. Et on peut dire qu’il fait mouche. Il s’agit donc d’un monde (avec un petit m) dans le Monde, une réalité parmi les réalités possibles, avec ses acteurs, ses habitudes, ses usages, son fonctionnement propre. Ça ne veut pas dire qu’il est à part et ne reçoit aucune influence, au contraire, le champ fait partie du Monde, c’est juste qu’il a son fonctionnement à lui.
L’art est un champ
Peut-être que ton image du champ est celle d’un champ de blé, une variété à perte de vue, une monoculture ? Et bien, non, moi je pensais davantage à un potager, mais cela peut fonctionner avec un jardin d’agrément.
Si tu t’es déjà baladé dans le champ d’un maraîcher à la belle saison, peut-être vois-tu déjà l’analogie avec l’art. Un sol bien travaillé et amendé, qui est prêt pour accueillir les graines et créer des fruits. Différentes variétés de légumes, de fruits, certaines qui ont mûri, d’autres encore au début de leur pousse, aux mille formes et couleurs. Des variétés anciennes, des nouvelles, des hybrides, qui cohabitent ensemble. J’y vois un parallèle avec l’art dans les multiples formes qu’il prend, des plus anciennes aux plus récentes, qu’il vienne d’ici ou d’ailleurs, rare ou plus courant, facile à réaliser ou non.
Le maraîchage est un travail constant, patient, de semis, d’arrosage, d’entretien, de désherbage, de récolte. Ce travail, le jardinier le partage avec différents acteurs qui l’aident dans son travail, vers de terre qui drainent le terrain, insectes pollinisateurs ou ceux qui mangent les nuisibles, oiseaux et autres petits habitants qui facilite la vie du jardinier. Tout aussi constant et patient, le travail de l’artiste est aussi celui de processus à l’œuvre de manière invisible, inconsciente mais aussi de l’expérience. Pour mûrir, les choses ont besoin de temps pour qu’elles surgissent. Le processus de création, même s’il est propre à chaque artiste, est souvent décrit comme une période de latence pendant laquelle l’idée mature pour naître ensuite.
Une fois récoltés, mûrs, ces légumes, ces fruits sont vendus et nous nourrissent et contribuent à notre bien-être. Au-delà, de nombreuses personnes travaillent dans ce domaine, du maraîcher à toute la galaxie de métiers qui permettent au jardinier de faire son métier, de celui qui vend les outils et le matériel nécessaire à celui qui vend sa production et qui la révèle, le cuisinier par exemple. C’est pareil dans l’art, outre l’artiste, de nombreuses professions aident l’artiste à exercer son métier, du professeur au marchand de fournitures en passant par le galeriste, du conservateur au restaurateur, du guide-conférencier/médiateur à l’auteur de livres d’art.
Ce qui nous nourrit
Bon tu l’auras compris, l’art demande du travail, du temps, de la formation, de l’expérience, des outils, un travail constant d’une ou plusieurs personnes mais aussi le travail d’autres personnes pour le révéler. L’artiste est au centre d’un microcosme, dont nous faisons partie, nous les publics, les regardeurs, qui nous nourrissent, même si on ne s’en rend pas toujours compte.
Et oui, c’est un peu comme ce qu’on mange, on est souvent déconnecté de celui ou ceux qui les ont produit. Pourtant, on mange tous les jours ! Et, aussi surprenant que cela puisse paraître, on voit de l’art tous les jours. Pas seulement les éventuels œuvres qu’on peut croiser quand on marche dans la rue, mais aussi dans l’architecture autour de toi, la vieille armoire de ta grand-mère, l’affiche d’un film, le verre dans lequel tu bois et a fortiori à la télé, sur internet ou au cinéma. On n’en a aucune conscience peut-être mais on mange de l’art tous les jours ! Tu l’as vu la chaise où est assis ton présentateur préféré, le décor de la série d’époque que tu adores, la police d’écriture de ton enseigne de shopping préféré ? Et pourtant, comme avec l’agriculteur qui te nourrit, on le voit plus, on est complètement déconnecté. Ça fait partie du décor.
Tu peux, soit être fataliste, te dire que de toute façon, tu n’y connais rien alors, pour le voir sans qu’on te le montre… Ou alors, ben, on peut se laisser surprendre. Parfois, on se rend dans un endroit sans prétention et on se retrouve assis sur une chaise d’un grand designer (dommage, ça passe souvent inaperçu, on met pas de cartel d’explications!). Parfois, on va voir le spectacle de danse de sa petite nièce et on découvre une salle de spectacles magnifique. Parfois encore, on veut acheter une carte postale et on découvre une œuvre d’art reproduite qui nous tape dans l’œil.
Bon mais tu me diras, en quoi l’art me nourrit autant que les légumes du maraîcher ? Autant la nourriture maintient en vie, autant l’art ? Oui, c’est vrai, l’art est moins vital. Et pourtant, l’art vient nourrir des besoins essentiels pour l’être humain. C’est d’ailleurs peut-être pour ça que l’art existe depuis aussi longtemps, on en a besoin pour fonctionner en tant qu’être humain. Identité, expression, identification, reflet et témoin de son époque, l’art a de multiples sens et fonctions symboliques qui viennent nourrir non seulement l’esprit et le cœur mais aussi divers comportements que nous pouvons avoir (collectionner des objets, trouver des choses belles, vouloir garder la trace ou la mémoire de quelqu’un ou quelque chose). Je reviendrai dans d’autres articles sur les fonctions de l’art. Une chose est sûre, l’art touche autant qu’il interroge, s’adresse à nos sens, nos émotions, notre désir d’apprendre et de s’identifier.
« Un champ de batailles ? »
A vrai dire, la question revient souvent. A quoi ça sert ? On retrouve l’art partout, dans pratiquement toutes les cultures du monde et pourtant, on se demande toujours quelles peuvent être ses fonctions. Les attaques contre des œuvres, des artistes existent depuis bien longtemps mais elles ne sont jamais réglées.
C’est rare qu’on remette en question l’existence même d’autres disciplines, comme les sciences ou le sport. Mais on le fait avec l’art. Je suis confrontée très souvent au rejet dans mon métier. Et pour moi, il ne s’agit pas de défendre l’art, mais surtout de comprendre qu’il peut y avoir un rejet. J’en suis même arrivée à l’idée que le rejet fait partie de l’art, comme quand on n’aime pas un aliment. Ça sert à rien de forcer, mieux vaut proposer ! La bataille fait partie de l’art. Il finira par faire son effet. En tout cas, j’espère. Le problème, c’est qu’on en parle peu et les idées qu’on s’en fait dont parfois plus puissantes que l’art lui-même.
L’art est bien plus que ce qu’on pense qu’il est. Il a certes un fonctionnement propre mais il est suffisamment vaste que rien n’empêche de faire son mélange personnel.
Et qui sait, peut-être deviendrez-vous un jardinier à votre tour ? En prenant exemple sur Candide, « il faut cultiver son jardin ».
Bibliographie
Pierre Bourdieu et Alain Darbel, L’amour de l’art : Les musées et leur public, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1966
Pierre Bourdieu, Sur Manet : Une révolution symbolique, Paris, Seuil/Raisons d’agir, coll. « Cours et travaux », 2013, 778 p., ouvrage édité par Pascale Casanova, Patrick Champagne, Christophe Charle, Franck Poupeau et Marie-Christine Rivière
Iconographie
Antoine Joseph Dezallier d’Argenville, La Théorie et la pratique du jardinage, où l’on traite à fond des beaux jardins appelés communément les jardins de plaisance et de propreté, avec les pratiques de géométrie nécessaires pour tracer sur le terrein toutes sortes de figures, 1712, 26 cm de haut, New York, The Metropolitan Museum Source: https://www.metmuseum.org/art/collection/search/591839?searchField=All&sortBy=Relevance&showOnly=openAccess&ft=gardening&offset=0&rpp=80&pos=12
« Habit de jardinier ». Anonyme. Estampe. 43 cm x 31.8 cm, Paris, musée Carnavalet. Source: https://www.parismuseescollections.paris.fr/fr/node/124451
Camille Pissarro, Le jardinier – Vieux paysan avec chou, 1883-1895, huile sur toile, 81,5 x 65cm, Collection de Mr et Mrs Paul Mellon, Washington DC, National Gallery of Art
Source: https://www.nga.gov/collection/art-object-page.89683.html#inscription
Totoya Hokkei, Verre de vin et boîte laquée avec repas du Nouvel An, 1811, impression sur bois, 14.4 x 19.1 cm, New York, The Metropolitan Museum Source: https://www.metmuseum.org/art/collection/search/54731
Jaeger, Louisette. CULTIVONS NOTRE POTAGER. Lithographie couleur. 1918. Paris, musée Carnavalet. Source: https://www.parismuseescollections.paris.fr/fr/musee-carnavalet/oeuvres/cultivons-notre-potager-0#infos-principales
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